QUMRAN

Le nom de Qumran évoque des découvertes archéologiques faites depuis 1947 et qui se rangent parmi les plus sensationnelles de l’époque moderne par la qualité des textes littéraires qu’elles ont mis au jour. Toutefois, les trouvailles de Qumran ne constituent qu’une partie du résultat des recherches effectuées dans le désert de Juda et qui se situent sur plus de 50 kilomètres depuis le Nahal Heber au sud de ‘En Gedi jusqu’au Wadi Daliyé au nord de Jéricho. Chronologiquement, le butin de ces découvertes porte sur des documents qui couvrent une dizaine de millénaires, du Néolithique au Moyen Âge avancé.

L’époque israélite (VIIIe-VIe siècle av. J.-C.)

Les fouilles du Khirbet Qumran et des abords de la source voisine, ‘Ayn Feshkha, de 1951 à 1958, l’exploration de la région, des sondages et des recherches dans d’autres sites du désert judéen ont livré des nombreux témoins d’une intense exploitation agricole du désert au second âge du fer.

Les imposantes constructions esséniennes du Khirbet Qumran recouvrirent presque entièrement les restes d’un petit village qui fleurissait à l’époque du royaume de Juda. Les fouilleurs en ont dégagé une grande citerne ronde, presque toutes les fondations de l’enceinte à casemates, de la poterie du second âge du fer, un ostracon inscrit à l’encre, une estampille royale sur l’anse d’une jarre à provisions...

C’est à peu près tout ce qui reste actuellement de la localité qui était appelée « Ville du sel », ‘Ir ha-Melah , et faisait partie des six villages du « district du Désert » (Josué, XV, 61-62). Le plan plus complet de ces installations agricoles fut obtenu à la suite de sondages archéologiques (août 1955) dans trois autres villages du même district situés sur le plateau du désert judéen. Le plus ancien papyrus hébreu, un palimpseste (une lettre privée et une liste nominative) datant de la même époque (VIIIe-VIIe s.), fut trouvé dans une grotte du Wadi Murabba‘at, à 20 kilomètres au sud de Qumran, et publié par J. T. Milik.

Au printemps de 1962, les Bédouins de Ta‘amré, ceux-là mêmes qui avaient déniché la plupart des manuscrits de Qumran, ont découvert dans une grotte du Wadi Daliyé, à 14 kilomètres au nord de Jéricho, un lot d’environ quarante documents fort endommagés, écrits en araméen sur des feuilles de papyrus. Ils datent de l’époque perse, soit de 370 environ au 18 mars 335 avant J.-C., et proviennent tous de Samarie, ancienne capitale du royaume d’Israël et siège des gouverneurs perses ; ceux qui sont mentionnés dans les papyrus étaient descendants de Sanballat Ier, contemporain du Néhémie de la Bible. À l’approche d’Alexandre le Grand, un groupe de Samaritains rebelles s’enfuit dans le désert au début de l’an 331 ; rattrapés par les soldats grecs, plus de deux cents furent massacrés dans la grotte. Cette découverte de manuscrits palestiniens est digne de celles des papyrus araméens faite en Égypte, à Éléphantine, Hermoupolis, Memphis...

La période essénienne (150 av. J.-C. env.-68 apr. J.-C.)

Le mouvement religieux essénien s’insère dans le vaste courant des religions à mystères né du brassage culturel consécutif à la conquête macédonienne de l’Orient. Le croisement compliqué des éléments idéologiques orientaux et grecs avait intensifié des tendances socio-religieuses qui orientaient l’homme des époques hellénistique et romaine vers une intimité mystique avec le divin, cosmique et psychique à la fois. Les groupements religieux de ce genre, qui portaient, entre autres, le nom de thiases – symposia, collèges – sont bien connus quand il s’agit des milieux égyptiens, grecs, romains. Ils ont été longtemps négligés pour le monde sémitique du Proche-Orient.

Vers l’an 150 avant J.-C., un prêtre sadducéen de Jérusalem se sentit investi par Dieu d’une mission réformatrice. N’ayant guère obtenu d’attention, il quitta la ville sainte suivi d’un petit nombre de ses partisans. Ils s’installèrent vaille que vaille en des ruines abandonnées sur le rivage de la mer Morte. Une « Règle » et d’autres écrits, composés par le fondateur lui-même, circonscrivaient la vie du Nouvel Israël selon une sévère discipline « monastique » et un mysticisme fort poussé. Les adeptes de la communauté devaient revivre dans le désert de Juda les expériences vécues par l’ancien Israël pendant le séjour dans les déserts du Sinaï et de Transjordanie. La maîtrise des tentations devait assurer l’éclosion de l’ère eschatologique et la participation connaturelle à la vie de Dieu et des anges. Les réunions liturgiques quotidiennes accompagnées de repas sacrés devaient maintenir ininterrompue la permanence d’une telle union mystique.

Le fondateur des esséniens, membre de la famille sacerdotale de Gemûl, n’est pas connu par son nom propre, mais par les désignations cryptiques, théologiquement significatives, que lui conférèrent les écrivains esséniens postérieurs : le plus souvent il est appelé « maître de justice », parfois le « messie de l’Esprit », le « dernier prêtre ». D’assez graves vexations subies par la secte de la part du gouverneur juif de la Judée, Jonathan (150-142), ont valu à celui-ci l’épithète de « prêtre impie ». Avec son frère et successeur Simon, grand-prêtre et ethnarque des Juifs (143-134), les deux dynastes hasmonéens devinrent sous le calame des scribes qumraniens les « vases de violence ».

Le maître de justice mourut de mort naturelle vers l’an 110 avant J.-C. À cette époque, Qumran et les environs étaient peuplés par les esséniens qui avaient choisi de mener la vie communautaire dans les bâtiments du Khirbet Qumran ou bien s’isolaient en ermites dans les grottes de la région. Ils étaient tous célibataires, comme en témoigne la fouille de quelques dizaines de tombes appartenant à l’énorme cimetière, voisin du « monastère », où l’on a trouvé plus de onze cents squelettes.

Peu après la mort du fondateur, une partie des habitants de Qumran émigrèrent vers le Nord, sur le territoire de Damas où ils vivaient réunis dans les camps. Une règle composée expressément pour ces exilés volontaires définissait, en outre, la vie des thiases esséniens dispersés dans des villes et villages de Palestine et dans la Diaspora. Sans renoncer aux exigences coutumières de la vie sociale, en particulier celle de l’union familiale, ces « tertiaires » suivaient d’assez près le mode de vie propre aux ascètes de Qumran. Une notice de Philon (De vita contemplativa , 21-90) révèle l’existence de la quatrième branche de la secte essénienne : elle était constituée d’anachorètes juifs, nommés thérapeutes, qui vivaient aux alentours du lac Maréotis, la lagune d’Alexandrie.

Les fouilles du Khirbet Qumran et de Feshkha ont permis de distinguer deux périodes dans l’occupation essénienne du site, la première se divisant en deux phases. Durant la phase I a  (env. 150-110 av. J.-C.), on constate la réutilisation de la citerne ronde, celle de l’époque israélite, et le creusement près de celle-ci de deux citernes rectangulaires, la construction de modestes habitations autour de ce point d’eau, enfin la reconstruction partielle de l’enseinte à casemates. C’était donc un groupe plutôt restreint d’expatriés idéologiques qui y vivait, sous la direction du maître de justice, dans la stricte observance de la règle de la communauté. Au début de la phase I b , la plus florissante, l’afflux considérable des candidats nécessita de grands travaux : l’aire bâtie devint un carré de 80 mètres de côté, la plus grande pièce servant de salle de réunions (synagogue) ; un système complexe de canalisations fut aménagé, qui captait toute l’eau saisonnière de Wadi Qumran et alimentait sept grandes citernes ; on créa des installations industrielles et l’exploitation agricole de l’oasis de ‘Ayn Feshkha et peut-être d’autres terrains. Pendant cette période, l’essénisme qumranien perdit un peu son élan mystique et s’orienta vers un rigorisme rituel de teinte pharisienne. La phase I b  se termina brutalement par les destructions dues à l’invasion parthe (40-38) et à un tremblement de terre, celui de l’an 31 probablement.

Ces cataclysmes et surtout l’attitude favorable d’Hérode le Grand (37-4 av. J.-C.) envers les esséniens provoquèrent une très importante baisse démographique dans l’occupation du Khirbet, au point qu’on peut parler d’un hiatus archéologique qui aurait couvert tout le règne d’Hérode. Dès l’an 4 avant l’ère chrétienne, la Palestine se trouva précipitée dans un désarroi effrayant. Les anciens habitants, suivis de jeunes disciples, revinrent à leur « monastère » : période II (4 av.-68 apr. J.-C.). On restaura les bâtiments délabrés, mais une partie de l’habitation ne fut pas réoccupée, ce qui montre que le nombre des « moines » était moins élevé qu’à la période précédente. En s’inspirant de l’atmosphère antiromaine qui pénétra toute la population juive de l’époque, le mouvement essénien reçut alors une empreinte zélote, laquelle se reflète d’une façon saisissante dans l’écrit qui s’intitule « La Règle de la guerre des fils de lumière contre les fils de ténèbres ».

Les deux guerres juives

Le caractère paramilitaire de la communauté essénienne durant cette dernière phase explique la destruction du Khirbet Qumran, en tant que repaire des maquisards, par la Decima Legio Fretensis  dans l’été 68. La plupart des habitants s’enfuirent après avoir mis en sûreté les rouleaux, soit plus d’un millier de manuscrits ; ceux qui restèrent furent massacrés par les troupes auxiliaires romaines. Josèphe mentionne plusieurs fois la participation active des esséniens à la Première Guerre juive (66-70 apr. J.-C.). Quelques-uns, au témoignage des manuscrits esséniens trouvés par les archéologues israéliens, faisaient partie du dernier îlot de résistants qui se suicidèrent en masse lors de l’assaut final contre la forteresse de Masada. De l’an 68 à la fin du Ier siècle, quelques bâtiments du Khirbet Qumran, et peut-être la ferme de Feshkha, furent réutilisés comme poste militaire romain (période III). C’est aussi de l’an 100 environ qu’il faut dater le dépôt de deux rouleaux de cuivre dans la future grotte 3 à manuscrits. Originellement, c’était une longue plaque (30 Z 240 cm), composée de trois feuilles de métal et contenant des indications précises sur la localisation et le contenu des soixante-quatre trésors cachés. C’est assurément un document folklorique, qui tranche pourtant par son originalité sur la totalité des textes littéraires de Qumran.

Les bâtiments abandonnés du Khirbet Qumran servirent de cachette ou de point de résistance aux insurgés de la Seconde Guerre juive (132-135). Sauf peut-être un mur, on ne peut attribuer à ceux-ci aucune construction, mais on a retrouvé plusieurs de leurs monnaies. Cette occupation se situe à la fin de la guerre, au moment où les combattants juifs, traqués par les légions romaines, cherchaient un refuge dans le désert de Juda, comme l’ont révélé les découvertes faites dans les grottes de Murabba’at. Celles-ci ont livré de nombreux documents de la guerre, jusqu’à une lettre signée par le chef des insurgés, Shim‘ôn ben Koziba (Bar Kochba).

C’était peut-être pendant cette guerre qu’on avait déposé plusieurs vases dans une petite grotte du Wadi Qumran, dont une jarre portant l’indication de contenance : « 2 séah et 7 log ». Elle constitue une base objective, premier indice de ce genre fourni par l’archéologie, pour reconstituer le système des mesures de capacité en usage à l’époque romaine dans la Judée juive. La Seconde Guerre juive ne fut qu’un bref épisode, et le dernier dans l’histoire mouvementée de Khirbet Qumran.

Les manuscrits de Qumran

Les onze grottes à manuscrits de la région de Qumran, cotées de 1 Q à 11 Q, ont livré les restes d’un millier de rouleaux ; une douzaine à peine sont à peu près complets, ainsi le rouleau d’Isaïe de la grotte 1, qui mesure 7,34 m de long.

Livres bibliques

Un quart de cette vaste bibliothèque comprend les livres saints qui, vers l’an 100 de l’ère chrétienne, furent incorporés dans le « canon palestinien », formé par les pharisiens. Tous les écrits de l’Ancien Testament y sont représentés, la plupart par dizaines d’exemplaires fragmentaires, tel le Psautier qui compte trente-cinq copies ; l’une de celles-ci, le Psautier de la grotte 11, comporte sur un rouleau long de 4,50 m presque tous les psaumes de la troisième et dernière partie du Psautier. Le Psautier essénien contenait beaucoup plus de psaumes que le Psautier pharisien, lequel en a cent cinquante. Il ne manque, dans cette réserve, que le livre d’Esther, écarté pour des raisons liturgiques, les esséniens ne reconnaissant pas la fête de Purim dont il est question dans cet ouvrage.

Quelques textes de Qumran livrent des sources des écrits bibliques : ainsi, une chronologie araméenne de la grotte 4, qui est antérieure à la dernière révision du Pentateuque ; deux sources du Psautier ; une « Prière de Nabonide » (éditée par Milik, Revue biblique , 1956), qui est la source du chapitre IV du livre de Daniel. On connaît en outre des traductions araméennes (targums ) de livres bibliques : fragments du Lévitique et de Job de 4 Q, morceaux substantiels de Job de 11 Q.

Écrits pseudépigraphes

Les habitants du monastère qumranien lisaient de nombreux ouvrages qui plus tard ont été rejetés par les juifs orthodoxes comme apocryphes. Ces pseudépigraphes étaient, par contre, reconnus comme inspirés par les premiers chrétiens, tout au moins jusqu’au IVe siècle. À la lumière des études récentes, il semble bien certain que le canon paléochrétien des livres saints recouvrait exactement le canon essénien. Tel est le cas des livres d’Hénoch (le septième patriarche d’avant le Déluge), dont on conserve onze manuscrits araméens fragmentaires de 4 Q, une citation explicite dans l’épître de Jude, des versions grecque et éthiopienne ; également hénochique est le « livre des Géants » (une douzaine de manuscrits à Qumran), celui-ci incorporé dans le canon manichéen. Plusieurs ouvrages étaient attribués à Noé, le premier patriarche postdiluvien. Les esséniens lisaient en araméen, les chrétiens en version grecque les « Testaments » des trois patriarches sacerdotaux (Levi, Qahat et Amram). Il existe aussi en hébreu le « Testament de Nephtali ». D’autres compositions qumraniennes sont attribuées à Abraham, Josué, David, Isaïe, Jérémie, Ezéchiel, Daniel..

On a retrouvé enfin les originaux de quelques livres bibliques deutérocanoniques : livre de Tobie en araméen (4 manuscrits de 4 Q), Siracide hébreu (2 Q et Masada), un fragment de l’épître de Jérémie en grec (7 Q).

Textes esséniens

Plus de la moitié des manuscrits de Qumran relèvent de la production littéraire strictement essénienne. Un ouvrage appelé le « livre des Jubilés » raconte l’histoire sainte de la Création jusqu’à la promulgation de la Loi, répartie en périodes de quarante-neuf ans ; l’original hébreu s’est conservé dans les fragments des deux manuscrits de 1 Q, deux de 2 Q, un de 3 Q, huit de 4 Q, un de 11 Q, un de Masada ; on possède une version éthiopienne complète et une version latine incomplète de cet écrit essénien qui, par ailleurs, fut utilisé par les chroniqueurs chrétiens.

De très nombreux manuscrits qumraniens commentent verset par verset les livres inspirés des prophètes et de David. Le texte biblique y est expliqué en fonction de l’histoire de la secte et en particulier de la vie du fondateur. Presque complets sont les commentaires (pesharim ) d’Habacuc (1 Q) et de Nahum (4 Q). D’autres commentaires de caractère juridique et rituel, reprennent les prescriptions contenues dans le Pentateuque de Moïse (pesharim halachiques).

La vie des esséniens était soumise à divers réglements : celle des moines du Khirbet Qumran à la « Règle de la communauté » (dont on a trouvé un exemplaire complet en 1 Q, des fragments d’un manuscrit en 5 Q et de dix manuscrits en 4 Q) ; celle des camps de Damascène et des thiases esséniens au « Document de Damas » (on en a découvert une copie assez complète au début de ce siècle dans une synagogue du Caire, puis des fragments d’un manuscrit en 5 Q, d’un autre en 6 Q, de huit en 4 Q) ; des échantillons d’autres règles sont conservés en de nombreux manuscrits fragmentaires de la grotte 4. Un règlement fictif décrit la guerre apocalyptique contre les « fils de ténèbres » ; ce « Manuel du combattant » (ou la « Règle de la guerre ») est représenté par un exemplaire presque complet de 1 Q, par des fragments de plusieurs manuscrits de 4 Q, par un manuscrit de 11 Q.

Beaucoup d’écrits étaient destinés à l’usage liturgique, par exemple pour la fête du renouvellement de l’Alliance, qui se célébrait le quinzième jour du troisième mois. Les esséniens suivaient dans leur vie liturgique un calendrier particulier, à fêtes fixes, où l’année comptait trois cent soixante-quatre jours et cinquante-deux semaines. Une vingtaine de manuscrits de 4 Q donnent en détail ces computations chronologiques en cycles d’un an, de trois ans, de six ans (service hebdomadaire des vingt-quatre familles sacerdotales dans le Temple : 6 Z 52 = 13 Z 24), de sept jubilés. À ce groupe il faut ajouter sans doute le « Rouleau du Temple ».

Également prolifique était la production hymnique, utilisée elle aussi, tout au moins en partie, dans la liturgie. Un rouleau assez complet de la grotte 1 contient un recueil des cantiques d’action de grâces (Hodayot ), qui reflète le haut degré de la mystique essénienne.

 

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